Il mit quelques minutes à recouvrer ses esprits. Cela faisait six ans, peut-être plus, qu'il n'avait pas vu ses parents adoptifs, depuis qu'il leur avait annoncé qu'il voulait savoir la vérité sur ses parents biologiques. Il n'y avait jamais vraiment eu de secret entre ses parents et lui-même. Il avait toujours été clair qu'il avait été adopté à l'âge de deux ans, ils ne lui avaient jamais caché. Mais il ne savait plus rien de sa vie d'avant et les Keller non plus... enfin c'est ce qu'ils lui avaient toujours dit. Pourtant quand à 20 ans il leur avait dit qu'il allait entreprendre des démarches pour connaître l'identité de ses parents biologiques, ils avaient bizarrement très mal réagi. Steven n'a jamais compris cette réaction car il n'y avait aucun doute qu'il les aimait comme on aime ses parents et que son idée n'était pas de les mettre en concurrence avec d'autres... Il n'avait jamais voulu les blesser où les remettre en cause dans leur rôle de parents... Il voulait connaître ses racines, comprendre ce qui lui faisait défaut, réussir à interpréter ces sensations qu'il avait parfois en entendant une voix, en [re]découvrant un lieu, en croisant un regard...
Il avait compris qu'ils ne l'aideraient pas dans cette démarche... Ils avaient compris qu'il ne changerait pas d'avis... et le temps fit son oeuvre... ils ne s'appelèrent plus...
Il pris donc contact avec la DASES*. De rendez-vous en rendez-vous, il n'apprit pas grand chose... ou plutôt si, il apprit qu'il n'était pas un enfant adopté... enfin en tout cas légalement... Il y avait effectivement des formulaires de demande d'agrément dans les archives, mais l'agrément ne fut jamais donné au couple Keller... Bizarrement, à l'époque, il avait pris ça plutôt légèrement, comme une tuile de plus dans sa petite vie médiocre...
Ses potes lui avaient conseillé de laisser tomber, de ne pas essayer d'en savoir plus, que les services administratifs français n'avaient jamais eu la réputation d'être très rigoureux et que les Keller n'avaient pas la trempe d'être des trafiquants d'enfants, que l'accord d'adoption devait être égaré dans un des bureaux sordides au 94 quai de la Râpée. Alors il s'était fait une raison...
Mais là en voyant sa mère à l'endroit même où il avait un rendez-vous ce soir, en réalisant que pendant toute sa jeunesse il avait été épié, pris en photos, que ses moindres faits et gestes avaient été consignés (en russe de surcroît), que les Keller avaient refusé qu'il connaisse la vérité sur son passé... tout ça lui revenait violemment, se mélangeait dans sa tête, lui brûlait les yeux...
Il se rendit compte qu'il pleurait... la jeune fille rousse le regardait intriguée... Il essaya de reprendre le contrôle, il passa sa main sur son visage, esquissa un sourire à l'attention de la jolie rouquine et détourna son regard. Il prit alors conscience que sa mère et le groupe d'encapuchonnés avaient disparu. Une sirène retentit et sa haine viscérale des flics lui provoqua une montée d'adrénaline... c'était en fait un véhicule du SAMU qui arrivait pour la vieille dame... Il devenait complètement parano !
Il ne savait pas bien ce qui se passait mais il était "dans une belle merde" comme aurait dit Paul... Il venait de se souvenir... Il devait se rendre dans ce rade où ils avaient l'habitude de philosopher à leur manière il y a déjà huit ans de ça. C'était lorsqu'ils étaient au lycée Voltaire, ils se retrouvaient régulièrement au "Keller's Club" (rue Keller)... C'était à environ un kilomètre et demi du bahut mais un nom comme ça pour un bar, ça ne s'inventait pas, alors ça s'était imposé, c'était devenu leur QG... En plus ce troquet était aussi fréquenté par les élèves essentiellement féminines du lycée professionnel de la mode situé dans la rue derrière. Ces filles étaient plus jolies et sophistiquées que celles de Voltaire et elles justifiaient largement la distance parcourue au pas de course. Ils y croisaient parfois les gars du lycée pro électrotechnique de la rue de la Roquette, ils n'étaient pas toujours très malins. Surtout un, un dénommé Martial, un type avec une queue de cheval. Un jour que Steve et les autres faisaient les malins en parlant philo devant les filles du lycée Paul Poiret, ce type s'était approché et avait dit
"J'sais pas ce qu'il dit "Kietzsche" mais moi... " et il avait balancé un pet à faire rougir n'importe quelle personne normalement constituée...
Et merde il divaguait encore... il fallait absolument qu'il arrête de se laisser emporter par ses pensées... Il fallait qu'il garde son objectif en tête, rejoindre Paul et l'envoyer chercher le sac...
Il devait y avoir cinq kilomètres pour se rendre là-bas, il les ferait à pieds, ça lui permettrait d'avoir une heure pour lui, pour essayer de mettre de l'ordre dans sa tête.
*
Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé (DASES)
5 commentaires:
Excellent, exceptionnel, génial...
Et caser là-dedans l'histoire de Martial, quelle classe !
Pour éviter que certain-e-s ne se sentent victimes d'une "private joke" trop "private" : Martial est un personnage existant qui a réellement dit cette phrase lors d'un centre de vacances. Martial était animateur moto, il avait un chapeau et d'aucune pense qu'il avait un certain charme à défaut d'avoir un charme certain...
Génial! On s'y croirait...
Mais bon sang! Que s'est-il passé l'année des 2 ans de Steve?
God damn it!
Et si la vieille dame était sa vraie mère?... Le boucher-policier va-t-il le retrouver durant ces 5 km à pied?...
Au fait, ce Martial (qui passe pour un gros beauf), vous l'appréciez au pas trop en vrai?
Ca dépend à qui tu demandes...
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