Bienvenue

A la manière des cadavres-exquis, tout en usant de règles adaptées à notre convenance, nous tentons d'écrire ici une histoire à la fois anonyme et multi-voix.

Impossible de vous en faire un résumé, et pour cause...

... nous même ne savons pas tout ceci va nous mener !

2 commentaires vendredi 25 septembre 2020

Igor fut à peine surpris de voir son fils, l’oreille collée au chambranle de la porte. Seuls les éclats de voix de la salle de réunion et la respiration sifflante d’Oleg venaient troubler le silence tendu de ces retrouvailles familiales.

Il s’arrêta pour fixer Steve du regard depuis l’entrée de l’immeuble. A côté de lui, Oleg sortit une cigarette qu’il cala au coin de ses lèvres, puis un briquet à fermoir qu’il tenta d’ouvrir de sa main gauche : ses doigts à moitié paralysés s’escrimèrent plusieurs secondes avant que le briquet ne chute par terre, rompant le quasi silence d’un bruit métallique sec qui résonna dans l’étroit corridor. De l’autre côté de la porte les voix s’étaient tues. Igor se pencha pour ramasser le briquet qu’il actionna pour allumer la clope. Un bref éclat rougeoyant éclaira le visage du vieil homme au chapeau mou puis celui-ci emboîta le pas à Igor, avançant péniblement au rythme d’une jambe gauche boiteuse dont le pied venait rentrer systématiquement en dedans à chaque pas.

- Bonjour Steve, fit le boiteux d’une voix plate.

- Bonjour, répondit le jeune homme en déglutissant avec peine.

- Je te présente ton père, reprit l’infirme.

- Je sais qui c’est ! le coupa Steve d’un ton sec.

Une voix grave jaillit alors du gosier du paternel :

- Du calme fils, Oleg ne mérite pas ta colère. Si des reproches tu dois faire, à moi seul tu dois t’adresser.

Steve baissa les yeux, subitement vaincu.

- Et là-dedans, tout le monde est arrivé ? reprit le grand brun en s’adressant de nouveau à lui.

- Euh oui je suppose… on peut dire que la famille est presqu’au grand complet. C’est ce que le canasson qui sert de notaire avait l’air de dire en commençant la lecture du testament.

Igor eut un léger rictus.

- Au moins les événements ne t’ont pas fait perdre ton sens de l’humour.

- Ouais. Enfin lui et ses compères en costard ont pas vraiment l’air de l’avoir, le sens de l’humour.

- Comment ça ? Quels compères ?

- Bah les 11 mecs en costume noir avec lui. On dirait plutôt un tribunal.

Une lueur étrange passa dans le regard d’ Igor qui semblait avoir stoppé son élan vers la porte de la salle. De l’autre côté le silence pesait toujours, tel une chape de plomb.

- Ah les petits fils de pute ! gronda-t-il après plusieurs secondes de réflexion. Oleg, on dégage !

Il passa devant la porte pour s’enfoncer dans le couloir sombre suivi par Oleg qui s’arrêta au bout de quelques pas pour revenir vers lui, une enveloppe cachetonnée dans la main sortie d’on ne sait où. Il vint tendre celle-ci à Steve puis disparut en boitant au fond du couloir.



Paris, avenue du général Leclerc - 21h03.

- A toutes les unités : Casimir se barre. Je répète : Casimir se barre. Equipe 2 bouclez l’immeuble. Equipe 1 autorisation de neutraliser vos invités. Soyez prudents les gars.

Dans la salle de réunion, Bernard Cheval s’était tu lorsque le bruit métallique avait retenti de l’autre côté de la porte. Le regard de la plupart des participants s’était tourné vers celle-ci tandis que les secondes s’égrenaient dans un silence de cathédrale. Bizarrement tout le monde s’était figé comme si quelque chose d’insensé se passait. Un léger grésillement se fit entendre et Paul comprit qu’il s’agissait d’une voix dans une oreillette lorsque le notaire porta sa main gauche contre son oreille. Ce dernier reprit lentement la parole, la voix plus dure :

- Mesdames et messieurs, je vous demande de porter calmement vos mains derrière la tête. Ceci n’est pas une plaisanterie ni un jeu: vous êtes en état d’arrestation et vous ne faites pas le poids pour jouer les héros. L’immeuble est cerné par la police.

Au moment où il parlait, les 11 hommes en costume noir sortirent plusieurs armes de poing et, pour certains, un fusil d’assaut qui était probablement dissimulé sous la table devant laquelle ils étaient assis. Ils pointèrent leurs armes sur l’assistance médusée qui n’avait pas encore réagi aux propos de Cheval.

Paul puis Suelen levèrent en premier leurs mains tandis que Sergueï échangeait un regard avec Vladimir qui se résigna lui aussi à lever les bras.

- Ceci est une opération de police gérée par le RAID : je vous demande donc de respecter les ordres en levant calmement vos mains ! ajouta le faux notaire d’une voix forte mais assurée.

C’est à ce moment que John Keller se manifesta en lâchant un juron ordurier :

- Va te faire foutre connard !

Sans que personne n’ait vu d’où il sortait son arme, il leva un énorme flingue automatique tout en en renversant la table située à sa droite. Trois coups de feu claquèrent, signe qu’il avait tiré en direction des hommes armés : deux d’entre eux tombèrent instantanément, touchés par une balle en pleine poitrine.

Le chaos qui s’ensuivit fut indescriptible. Les flics du RAID se mirent à leur tour à tirer en direction de Keller tandis que Cheval hurlait à tout le monde de se coucher à terre. Un troisième homme en noir tomba, l’épaule déchirée par un impact de balle venu de la gauche : Moustache entrait également dans la danse avec un automatique dans chaque main. Les armes tonnaient dans la salle qui commençait à saturer d’odeur de poudre : chaque détonation claquait comme le marteau de Vulcain sur une enclume. Le crépitement d’une rafale se fit entendre et John Keller fut projeté en arrière en hurlant : le côté gauche de sa poitrine se teinta immédiatement de rouge. Le mur derrière lui fut criblé d’impacts noirs. Un cri plus aigu se superposa alors au vacarme : Suelen avait baissé ses mains et hurlait en regardant son époux gisant dans le sang. Elle se mit à courir au milieu du marasme pile au moment où Keller décochait deux nouvelles balles en direction des poulets. L’une d’entre elle fit exploser le crâne de Suelen qui se retrouva fortuitement sur sa trajectoire. Keller eut le temps de voir une giclée de sa cervelle blanchâtre maculer la veste de certains flics avant de sombrer dans le néant.

Alors que le Brigadier rendait son dernier soupir, la porte craqua sous l’impact de plusieurs hommes du RAID qui, eux, étaient lourdement protégés par une cuirasse et un casque. Ils fauchèrent instantanément Moustache qui s’était retourné en pointant ses deux automatiques en leur direction : son corps fut perforé de balles en une fraction de seconde puis une voix forte émergea du désordre :

- Plus personne ne bouge ! Tout le monde à terre !




Levallois, DCPJ sous-direction anti-terroriste, rue Villiers - 23h17.

- Et lorsqu’il a dit cela, vous l’avez vu partir c’est bien cela ?

L’inspecteur qui venait de poser cette question était plutôt jeune, brun coupé court et tapait rapidement sur son clavier.

- Oui c’est ça, il est parti au fond du couloir suivi par un vieux qu’il a appelé Oleg, répondit Steve.

- Et ensuite, que s’est-il passé ?

- J’ai entendu de nouveau des voix dans la salle et, au moment où j’ai voulu continuer mon chemin, tout est allé très vite. Dans mon dos il y a eu du mouvement au moment où des coups de feu ont commencé à partir à l’intérieur de la salle. Les gars du RAID m’ont plaqué contre le mur et ont défoncé la porte pour entrer…je ne comprends rien, qu’est-ce qui se passe putain ?!

- On ne peut rien vous dire pour le moment. Je prends juste votre déposition.

Steve se passa la main dans les cheveux en soupirant. Le bureau dans lequel il se trouvait ressemblait en tout point à ce que l’on pouvait voir dans les films policier : le porte-manteau à l’entrée, la carte de France au mur, l’ordinateur légèrement daté et une vieille odeur de clope froide qui indiquait que certaines libertés étaient prises concernant le tabagisme à l’intérieur des locaux.

Le jeune inspecteur termina de taper son rapport puis invita Steve à le suivre. Il le mena jusqu’à une pièce beaucoup plus spacieuse et confortable, qui devait probablement être une salle de réunion ou de briefing.

- Attendez-là, lui intima le policier avant de refermer la porte derrière lui.

Le jeune homme se dirigea vers la baie vitrée pour s’offrir quelques minutes de répit face à la vue splendide qu’il avait de Paris en pleine nuit. Il distinguait le bras de la Seine serpentant parmi des milliers de lumières blanches ou orangées, tantôt des fenêtres d’appartement, tantôt des phares de voiture ou quelque terrasse de bar encore ouvert. Il réalisa qu’il ne savait absolument pas quelle heure il était.

- 23h33 ! se dit-il en tournant les yeux vers une horloge numérique à gros chiffres rouges qui était accrochée au-dessus de la porte. Il aurait pensé qu’il était beaucoup plus tard que cela, vu les événements inimaginables qui s’étaient déroulé ces dernières heures.

La porte s’ouvrit en plein milieu de sa réflexion, laissant apparaître une femme châtain aux reflets blonds, élégante et à l’air déterminé : son regard bleu acier laissait entrevoir une certaine froideur, celle que l’on peut trouver chez les individus supportant d’importantes responsabilités.

- Bonjour Steve.

- Euh, bonjour.

La femme s’avança vers lui et lui tendit la main que Steve s’empressa d’accepter : il se fit gentiment écraser les doigts par une poigne ferme.

- Comment allez-vous ?, s’enquit-elle en invitant Steve à s’asseoir sur l’une des chaises rembourrées.

- Ca va, je n’ai rien de grave apparemment. Le RAID m’a directement mis « au chaud » pendant que ça pétait dans la salle. Bordel, excusez-moi mais qu’est-ce qui s’est passé ?

- Ce qui s’est passé c’est que ça a bien merdé ! Mais permettez-moi d’abord de me présenter : Christine Dampierre, directrice de la SDAT. Nous sommes une division de la PJ consacrée à la lutte anti-terroriste. Je suis venue t’expliquer un certain nombre de choses.

Steve la fixa.

- Il y a d’abord une sale nouvelle que j’ai tenue à t’apprendre moi-même… Tes parents adoptifs sont morts, je suis désolée.

Steve continua de la regarder sans broncher.

- Pendant la fusillade, votre mère, Suelen, s’est précipitée vers son mari qui venait de se prendre une volée de balles. Ce con, pardon… euh il a tiré vers les flics et elle s’en est prise une en pleine tête. Aucune chance.

Elle laissa quelques secondes passer avant de reprendre :

- Lui-même est mort juste après. Son acolyte à la moustache n’a pas survécu non plus : il ne viendra plus se faire passer pour un flic auprès de vous, ajouta-t-elle avec un sourire un peu forcé.

Steve baissa les yeux mais ne chercha pas à rompre les explications de la directrice. Cette dernière comprit cela et poursuivit :

- Ce qui s’est passé aujourd’hui est une opération de police qui a commencé depuis plusieurs années. Pour faire court, nous cherchons à coincer depuis longtemps les principaux chefs de la Mafia Rouge et en particulier son boss, Mister Bison.

Steve leva les yeux et mit quelques secondes à intégrer que, malgré son poste et son importance, la directrice venait de faire une blague. Il se surprit à sourire malgré les révélations fracassantes qu’il était en train d’écouter.

- La Mafia Rouge est un dangereux cartel russe – dont je vous passe les exactions toutes plus glauques les unes que les autres – dans lequel votre père adoptif John Keller et le grand Russe que vous avez eu l’honneur de découvrir au resto, Vladimir Dzhamolidine, sont deux des plus puissants éléments. Le vrai parrain est l’homme qui a fait foirer l’opération de tout à l’heure…

- Mon père ! le coupa Steve

- Oui, votre père. Nous avions perdu sa trace depuis un moment et il a fallu organiser la mise en scène du testament de Nicolaï Sarkösky pour espérer coincer tout le monde et le faire venir lui, en particulier.

- Mais puisqu’il s’agit de son propre père, il devait se douter qu’il s’agissait d’une grossière mascarade !

- Pas si le fils honnis apprend insidieusement que le vieux avait une fortune colossale, que l’on s’arrange pour le faire passer pour mort et ainsi déclencher la lecture du testament l’année des 50 ans de votre mère adoptive , en l’occurrence sa propre sœur.

- Son fils honnis ?

- Oui… le vieux Sarkösky avait depuis bien longtemps pris ses distances avec un fils dans lequel il ne se reconnaissait pas. Seule Suelen comptait à ses yeux.

- Et le vieux est vivant ?

- Evidemment. On s’est arrangé pour le faire disparaître de la circulation et le garder sous contrôle. C’était le pari pour faire sortir le rat de sa tanière.

Steve se leva pour faire circuler le sang dans ses jambes. Tout ce que venait de lui raconter cette femme le laissait abasourdi. Comment avait-il pu être le centre d’un imbroglio pareil sans avoir conscience de rien ou presque ? Bien sûr, il y avait ces pertes de mémoire toujours énigmatiques mais quand même…

Il se tourna vers elle :

- Et moi dans tout ça, quel rôle m’a-t-on fait jouer ? Vous vous êtes servi de moi comme appât aussi ?

- Pas tout à fait non… Il faut dire que, vous concernant, quelques zones d’ombre subsistent malgré nos investigations et le filet que nous avons tissé patiemment depuis plusieurs années.

- Des zones d’ombre ?

- Oui. Vous êtes – ou étiez – ce que l’on appelle un fixeur pour nous les flics, un élément de convergence des différents liens dans votre famille et au-delà. Notre premier objectif a été de vous surveiller au plus près car nous savions que vous étiez le fils d’Igor Illitch Sarkösky. Nous avions déjà suivi votre « adoption » par John Keller et on se doutait en fait que le vieux Nicolaï avait participé à votre éloignement vis-à-vis de votre vrai père.

Steve réfléchissait à pleine bourre.

- Ok. Et vous parliez de zones d’ombre.

- En effet. L’irruption de votre sœur ce matin chez vous nous a pris de court. Nous n’avions plus d’information récente sur son compte et son geste désespéré a déclenché les grandes manœuvres.

- Elle est ?...

- Saine et sauve. Pas bien en point mais pas touchée pendant la fusillade.

Steve soupira intérieurement tandis que Christine Dampierre enchaînait :

- Le deuxième point concerne les photos que votre sœur est venue vous apporter.

- C’est-à-dire ?

- Les Russes vous surveillaient mais toutes les photos évoquent des situations dont nous avions nous-mêmes connaissance. Toutes sauf celle qui vous montre penché au-dessus de votre père.

- Celle avec le visage de mon père défiguré ?

- Exactement. Celle-ci est, pour nous, difficile à comprendre car cela suppose que vous avez croisé votre père sans que nous le sachions. Soit elle a été prise avant notre surveillance, soit il y a un loup.

Steve se prit la tête dans les mains tandis que son interlocutrice le laissait digérer toutes ces infos.

- Et comment pouvez-vous savoir autant de choses sur mon compte ?

Christine Dampierre hésita quelques secondes.

- Nous avons des moyens assez importants lorsqu’il s’agit d’une grosse affaire comme celle-ci. Et nous disposons d’une personne infiltrée.

Devant l’air encore plus incrédule du jeune homme, elle se reprit immédiatement :

- Je ne devrais même pas vous communiquer cette information de toute façon. Inutile de me questionner à ce sujet.

- Et… vous l’avez eu ?

- Qui, votre père ?

- Ouais.

La directrice hésita à nouveau avant de répondre, comme si elle se demandait s’il fallait lui mentir ou lui parler vrai.

- On ne sait pas encore. Lorsque votre père a tenté de fuir par l’arrière de l’immeuble une fusillade a éclaté alors qu’il se trouvait a priori à bord d’une voiture. Elle a percuté une statue place Denfert-Rochereau et a immédiatement pris feu : pour le moment on sait juste qu’il y a deux corps calcinés dans le véhicule et nos analystes sont sur le coup… Je suis désolée Steve.

Steve encaissa en silence cette nouvelle révélation qui faisait de lui officiellement un orphelin. Cette fois, Christine Dampierre n’ajouta plus rien.




Levallois, rue Villiers - 00h36

L’air frais de la nuit lui fit du bien. Il huma quelques instants les molécules d’oxygène teintées de gazole parisien puis décida de marcher un peu. Se rendant compte qu’il ne pouvait décemment par rentrer à pied chez lui depuis l’endroit où se trouvait, il finit par héler un taxi qui passait au ralenti, sa loupiotte verte éclairant l’avant de son toit.

S’affalant sur la banquette en cuir noir, il lança son adresse au chauffeur qui ne semblait pas voir besoin de gps pour se repérer, se contentant de grommeler un vague « ok ». Un vrai Parigot, se dit Steve tandis que le taxi filait en trombe vers le centre de la capitale. Ce n’est que quelques feux tricolores plus tard, lorsque le véhicule s’engagea dans une petite rue étroite du 8e arrondissement, que le jeune homme se rendit compte que le chauffeur n’avait rien compris. Il se pencha en avant vers l’homme assis au volant et ne put s’empêcher de sursauter comme un damné quand le visage de son père se tourna vers lui :

- Rebonsoir fiston, fit-il avec un léger rictus

- Qu’est-ce que tu fous là ?

- Je passais dans le coin et bingo, voilà que je tombe par hasard sur mon fils !

Steve réalisa la stupidité de sa question et enchaîna :

- Les flics pensent que t’es mort dans un accident à Denfert…enfin, ils enquêtent sur les corps.

- Ils auront tout le temps de découvrir qu’il s’agit de deux inconnus à qui j’ai flanqué une trousse du tonnerre pour faire diversion.

- Ah, euh…je…

- T’étais avec Dampierre ? coupa Igor d’un ton glacial.

- Ouais, elle m’a tout raconté.

- Tout ? Ça m’étonnerait ! ricana le grand Russe. Les flics sont les rois pour se vanter et raconter ce qu’ils ont envie qu’on entende ! Mais avant tout, il y a une chose que je voudrais savoir.

Les yeux gris clair de son père se plantèrent dans les siens, et Steve mesura de nouveau toute la puissance de celui-ci qu’il n’avait pas revu depuis plusieurs années.

- Qui est le putain de fils de chien de traître ? articula-t-il.

- Dampierre a esquivé le truc : elle m’a juste lâché qu’ils avaient un agent infiltré, c’est tout.

Igor fixa longuement son fils avant de tourner la tête vers la rue, probablement convaincu que ce dernier ne lui mentait pas.

- Il n’y a qu’une seule personne qui a fourré son nez de charognard un peu partout. Une seule petite salope qui était suffisamment proche de toi pour te surveiller et guetter un signe de vie de ma part…

- T’es en train de parler de Paulo là ?

- Ça t’étonne tant que ça ? rétorqua Igor, ignorant la question.

- Mais c’est un mec en or, mon meilleur pote ! On a fait que s’amuser ces dernières années !

- Et tu connais son emploi du temps par cœur ? Tu savais qu’il connaissait Oleg ? Qu’il a rencontré ta sœur ? coupa à nouveau le Russe d’une voix cinglante. Et il ajouta : appelle-le et vérifie où il est.

Dompté, Steve composa le numéro de portable de son pote mais finit par tomber sur la messagerie au bout de quelques sonneries.

- Essaye chez lui.

Le numéro de fixe sonna longuement dans le vide avant que Steve fasse un signe de tête négatif à son père.

- Il n’est pas chez lui, mais…

- Mais quoi ?

- Il y a une autre possibilité.




Paris, rue Keller - 1h03 du matin.

Steve s’arrêta devant le n°14, là même où il avait attendu Paul quelques heures plus tôt. Jetant un œil, il distingua un peu plus loin une Citroën aux tons verts dont la carrosserie rayée et délabrée ne laissait pas de doute : la Saxo de Paul. Devant lui, la devanture également verdâtre prenait un ton presque noir en raison de la nuit désormais complètement tombée sur Paris. La vitre sale de l’unique porte d’entrée laissait filtrer un peu de lumière, signe que l’endroit était fréquenté, mais le verre opaque ne laissait pas voir l’intérieur. Il ouvrit la porte.

Un comptoir noir ébène apparut et, au mur derrière, un néon rouge indiquant « Keller Club ». Il referma la porte et Steve remarqua un homme fin, rasé de près qui le fixait derrière le comptoir.

- Salut.

- Euh bonjour…, bredouilla Steve.

- Tu es nouveau ?

- Comment ça ?

Son interlocuteur prit un air mi-ennuyé mi-amusé : « tu es nouveau ».

- Je voudrais voir Paul.

L’homme regarda Steve quelques secondes, sans avoir l’air de comprendre le sens de la question.

- Paul ? Paul McCartney ? Paul Klee ? Paul Ka ?

- Très drôle, rétorqua Steve.

- Ecoute, ici il n’y a pas de Paul, de Pierre ou de Jacques… On vient, on laisse fait ce qu’on a à faire et on oublie son identité légale si tu vois ce que je veux dire, expliqua le type en clignant de l’œil.

La porte s’ouvrit avec fracas, laissant passer la silhouette imposante d’Igor qui se dirigea à grands pas vers le réceptionniste pour le saisir à la gorge.

- Où est Paul ? fit-il d’une voix froide.

La main se resserra un peu plus sur la glotte du malheureux qui ne put émettre qu’un gargouillement inaudible.

- Parle maintenant, reprit Igor en desserrant légèrement sa prise.

- Pa…par là, répondit le jeune homme en pointant du doigt un rideau pourpre, t…tout au bout…la gr…la grosse porte…

- Merci !

Le parrain prit la tête à deux mains et la fracassa contre le comptoir, laissant le corps vidé de conscience s’étaler derrière.

Sans attendre, il écarta un rideau rouge et s’engouffra dans un couloir, Steve à sa suite. Du côté droit deux portes : l’une estampillée « Vestiaires », l’autre « Douches – Toilettes ». Un peu plus loin une troisième porte annonçait « Douches anales » avant qu’une volée de marches ne descende vers le bas. Steve se rendit compte qu’un beat incessant arrivait jusqu’à eux depuis qu’ils avaient passé le rideau, une sorte d’électro grave et enveloppante. Il continua à suivre son guide qui descendait le fameux escalier vers une partie plus souterraine, se demandant à chaque instant s’il devait rebrousser chemin ou aller au bout. L’escalier débouchait sur un autre couloir et la musique était devenue nettement plus forte : lorsque l’homme et Steve avancèrent, ce dernier distingua des ouvertures donnant sur des pièces de chaque côté, sur lesquelles il se risqua à donner un coup d’œil. Dans la première sur sa gauche il vit un homme nu en grosses bottes noires se faire sodomiser pour un autre homme harnaché de cuir tout en prodiguant une fellation sur un troisième debout devant lui. Steve avait le cœur qui battait plus vite que le son électro qui déferlait dans cette cave de débauche. Dans une autre pièce sur sa droite un mec en slip de cuir noir était attaché par les poignets et se faisait tirer les tétons avec des pinces reliées à une chaîne en métal : le gars hurlait mais il semblait davantage en jouir qu’en souffrir. L’ambiance était moite et Steve suait autant à cause de la chaleur du lieu que parce que ce qu’il voyait le prenait à la gorge. Dans une autre pièce, il eut à peine le temps de distinguer trois hommes debout en train de pisser sur le corps et dans la bouche d’un quatrième à genoux en marcel militaire qu’Igor écartait un nouveau rideau, noir cette fois-ci, qui donnait sur une lourde porte en métal sur laquelle figurait le mot « salon privé ».

Après ce qu’il venait de voir, Steve ne s’attendait pas du tout à trouver une pièce bien plus cosy derrière cette porte : des banquettes de velours rouge étaient disposées autour de tables basses d’un noir de geai. L’ambiance était différente mais il remarqua tout de même, dans un des murs, des emplacements pour menotter quelqu’un : bref, on restait tout de même dans un club fétichiste. Son attention fut attirée par un gémissement sur la gauche et constata que son père avait entendu la même chose. Ce dernier posa un automatique de gros calibre sur la table et sortit de sa veste une courte matraque souple avant d’écarter un nouveau rideau : là se trouvait Paul, agenouillé devant un autre homme au visage recouvert d’un masque en cuir rouge et en train de lui prodiguer une fellation dans les règles de l’art. La main gauche d’Igor agrippa l’épaule de l’homme pour le faire pivoter d’un coup sec, en même temps que sa main droite lui abattait la matraque sur la nuque : il s’effondra sans un cri. Paul se redressa mais le grand Russe ne lui laissa pas le temps de réagir et la saisit à la gorge pour le projeter vers le mur conte lequel il tapa violemment.

- Alors petite raclure, tu fêtes ton opération ratée ?!

Sonné, Paul ne répondit rien mais leva les yeux d’un air abasourdi. Une gifle puissante le cueillit.

- Tu te croyais à l’abri dans ton repère d’homos ? cracha Igor. Dommage pour toi, tu vas payer quand même.

Derrière son père, Steve s’était rapproché et vit le visage déjà tuméfié de son ami.

- Papa – c’était la première fois depuis des années qu’il prononçait ce petit nom affectueux – ne lui fais pas de mal, il n’y es peut-être pour rien.

Igor se retourna vers lui, le regard toujours glacial.

- Pour rien ? Tu veux savoir ce que ton "ami" a fait dans ton dos fiston ? Tu veux savoir quel genre de merde est ce type, là devant nous ?

Il appuya sa question par un coup de pied dans les côtes du jeune homme qui hurla.

En quelques phrases, il apprit ainsi à Steve ce que Paul lui avait toujours caché jusqu’ici : les soirées étudiantes, la drogue administrée dans les verres d’alcool puis les abus sexuels une fois que Steve avait sombré dans le comas éthylique et médicamenteux. Le Russe paracheva ses explications en dévoilant à son fils la fameuse photo que Paul avait discrètement dissimulée quelques heures plus tôt dans son portefeuille. Steve n’en croyait pas ses oreilles ni ses yeux, mais il comprit que tout était véridique lorsqu’il vit les yeux de Paul qui le dévisageait d’un air coupable. L’incompréhension le disputait à la rage dans la tête de Steve qui cherchait à s’appuyer pour ne pas chanceler.

- Steve, je peux t’expliquer…

Les mots s’étranglèrent dans sa gorge lorsqu’il reçut le revers de la main d’Igor dans la bouche.

- Ferme ta gueule sale traître ! Tu n’as plus rien à dire : tu vas juste souffrir désormais, éructa le père de Steve dans un nouvel accès de violence.

Il releva Paul pour lui coller son poing fermé sur le nez. Le sang gicla au milieu des cris. Paul s’affaissa de nouveau mais Igor ne s’arrêta pas pour autant : il le martela de coups sur la tempe, le cou, le nez, tuméfiant toujours plus le visage du jeune homme qui hurlait de plus belle.

Englué dans les terribles révélations de son père, Steve n’entendait presque pas la souffrance de son ex meilleur ami. Il avait machinalement saisi le flingue qu’Igor avait posé sur une table basse en entrant. Au prix d’un effort important, il releva la tête et se figea en voyant le visage de son père, grimaçant de haine, penché sur celui de Paul déformé par les coups et ruisselant de sang. Et cela lui rappela soudainement cette photo de lui-même penché de la même façon sur son père défiguré.

Là, dans les méandres de sa mémoire, le souvenir jaillit comme une balle. Il se souvint de la rage qui avait décuplé ses forces ce jour-là, une rage capable de rouer de coups son propre père avant qu’on ne l’arrête de force. Il se souvint surtout pourquoi il avait dégoupillé. Ce jour-là il avait appris qui était son vrai père, Igor, mais aussi qui était sa mère. Sa main se crispa sur la gâchette tandis que Paul continuait de hurler sous les coups assénés par son bourreau. Sa mère était en réalité sa propre sœur, Sally, violée à 14 ans par le Parrain de la Mafia rouge qui avait ainsi brisé mentalement son lieutenant Vladimir. Le diable.

Steve se souvint aussi que son grand-père Nicolaï avait ensuite tenté plusieurs expériences scientifiques pour tenter d’étouffer ce souvenir terrible à l’intérieur de sa mémoire. Il avait manifestement réussi. Jusqu’à ce soir.

Dans le brouillard de ses pensées, Steve voyait Paul recroquevillé par terre. Il comprit que la drogue qu’il lui avait administré était destinée à maintenir ce souvenir hors de sa conscience et qu’il en avait probablement reçu l’ordre par Nicolaï ou quelqu’un d’autre. Un coup de pied atteignit Paul en plein ventre : il cracha du sang en geignant. Paul qui l’avait aidé en quelque sorte. Paul qui en avait profité pour le violer.

Steve avait devant lui deux personnes qui avaient gâché sa vie. Retrouvant un peu de lucidité, il serra les dents en voyant l’agonie de son ami. A quoi bon ? Cette journée interminable allait s’achever là, dans cette cave sordide. Il leva l’automatique.



Les flash bleus et blancs crépitaient sur les façades de la rue Keller, faisant apparaître de temps à autre les silhouettes de résidents debout derrière leurs vitres et regardant dans la rue. Les voitures de police alternaient avec des fourgons sécurisés, tandis qu’un peu plus loin des véhicules du SAMU tranchaient dans l’obscurité avec leur couleur rouge fluorescent. Sur le trottoir, le long d’un mur, plusieurs hommes à moitié nus étaient menottés les mains derrière le dos. Le spectacle en aurait presque été comique mais la présence de nombreux membres de forces de l’ordre rendait les lieux forcément inquiétants, surtout en pleine nuit. La porte du n°14, complètement arrachée, vit sortir une troupe de CRS casqués et armés, au milieu desquels marchait un homme grand, brun, à l’air slave. Celui-ci était également menotté et maintenu de toutes parts par ses anges gardiens. Derrière, deux brancardiers sortirent un corps enveloppé d’une couverture de survie. A côté de lui marchait un jeune homme qui lui tenait la main, semble-t-il en lui parlant. Le blessé du brancard tourna la tête enveloppée de bandages et remua les lèvres, sans doute pour lui répondre.



A l’angle de la rue Keller et de la rue de Charonne, derrière les rubalises destinées à empêcher les badauds de passer le périmètre, une voiture aux vitres teintées. Lorsque l’homme menotté fut embarqué, toutes sirènes hurlantes, dans un véhicule de police, la portière de la voiture s’ouvrit. Un homme en sortit, que Christine Dampierre, restée à l’intérieur suivit du regard tandis que celui-ci s’éloignait, un vague sourire sur son visage fermé. Il tourna le coin de la rue, un chapeau mou vissé sur le crâne.




3 commentaires jeudi 24 septembre 2020

Igor Sarkosky s’approcha de Steve et lui caressa doucement la joue sans un mot. Il lui fit signe de ne rien dire et d’entrer dans la pièce où la lecture du testament se déroulait. Tandis que Steve ouvrait la porte, le notaire poursuivait son monologue :

« Conformément à la volonté de Nikolaï Sarkosky une nouvelle fois, en l’absence d’Igor Sarkosky, officiellement décédé, je vais donc vous lire les lignes du testament correspondant à ce cas de figure. » Le notaire s’interrompit pour accueillir Steve :

« Mr Keller, bienvenue. Votre présence ne change rien à ce que je viens de dire, et à ce que je m’apprête à dire. Venez donc vous installer ici. » dit-il en indiquant la place libre à côté de John Keller. Steve obéit, sans un regard vers les autres. Il n’était pas bien sûr de comprendre ce qui était en train de se passer mais il était sûr que le dénouement était pour bientôt. Et effectivement, ce que le notaire dévoilait petit à petit lui permit de reconstituer le puzzle dans son ensemble.

Nikolaï Sarkosky, son grand père, était à la fois le père de son père biologique, et le père de sa mère adoptive. Il était riche, mais aussi tout à fait farfelu. En plus d’avoir caché sa fortune à sa famille, il avait rédigé un testament inhabituel : si un seul de ses enfants se trouvaient en vie 50 ans après sa mort, alors celui-ci devait choisir lequel de ses propres enfants toucheraient la totalité de l’héritage. Le notaire notant que seule Suelen était en vie à ce jour, c’était à elle de choisir qui de Sally ou Steve allait hériter. Voilà donc la clé de toute l’énigme. Nul doute que la mafia russe avait eu vent de cette clause, et qu’une guerre secrète s’était engagée entre John et Vlad pour tenter de récupérer la fortune du vieux Nikolaï. Vlad avait fait une fille à Suellen, tandis que John avait réussi à faire de celle-ci sa femme et la mère adoptive de son propre neveu, Steve lui-même, abandonné dans des circonstances inexpliquées mais que Steve savait reliées à tout cela. Les deux mafieux espéraient ainsi être lié à l’héritier au bon moment : Vlad via Sally, John via Steve. Ils avaient ensuite œuvré pour que l’autre perde cette bataille. Vlad faisant surveiller Steve par Paul pour le supprimer lorsqu’il le pourrait, ce qui avait failli se produire le matin même, et John protégeant Steve tout en essayant de tuer Sally, ce qui avait failli également se produire le matin même, sans la protection active de Vlad. Un vrai méli-mélo, mais qui avait du sens finalement. Au passage, évidemment, il fallait qu’Igor disparaisse. La perversité de Vlad avait été de le faire tabasser à mort par son propre fils, sous l’emprise de drogues puissantes administrées par son meilleur ami…

Steve n’était pas le seul à comprendre petit à petit le lien entre les événements de ces derniers jours et l’ensemble de sa vie. Suelen et Sally aussi faisaient les mêmes liens. Et Suelen comprenait que la fin de cette histoire allait reposer intégralement sur ses épaules. Et en effet, le notaire poursuivait :

« Ma chère Mme Selena Sarkosky, c’est donc à vous qu’il incombe de donner sens à cet héritage, en choisissant lequel de vos descendants, Mr Steve Keller ou Mme Sally Viora, aura la chance d’hériter des 6,5 millions de dollars US de Mr Nikolaï Sarkosky ». A l’évocation de cette somme, un silence pesant se fit dans la salle, chacun se figurant enfin l’enjeu de toutes les bassesses et perfidies réalisées par l’ensemble des protagonistes de cette sombre histoire ces dernières années. Suellen, évidemment, ne pouvait faire son choix. Steve et Sally restaient silencieux, complètement dépassés par les événements. Vlad et John, conscients qu’ils étaient arrivés tous deux au point d’orgue des plans qu’ils avaient chacun échafaudés, essayaient tour à tour de convaincre Suelen de confier l’héritage à leur poulain respectif. Le ton montait peu à peu. Lorsque Vlad sortit son Makarov, John sortit son Magnum, et leurs hommes de main commencèrent à vouloir s’en prendre les uns aux autres également. Dans un geste théâtral, le notaire claqua alors des doigts, et les 10 hommes en costard qui l’accompagnaient sortirent simultanément un pistolet semi-automatique. Chacun mis en joue l’un des « invités » présents dans la salle, et le dernier type en short et marcel se chargea de récupérer les armes de Vlad, John et de leurs hommes de main, en exécutant une drôle de danse, les bras battants au-dessus de sa tête… 

« Ce brave Nikolaï avait tout prévu, encore une fois. Reprenons calmement s’il vous plait » lâcha le notaire, qui n’avait pas bougé d’un pouce.

Mais avant que la discussion ne reprenne, la porte du fond s’ouvrit sur Igor, et une clameur s’éleva dans la salle.

« Monsieur Igor Sarkosky, quelle surprise ! » ajouta le notaire.

« - J’avais cru comprendre que vous n’étiez plus de ce monde. Il faut croire que certains fonctionnaires de l’administration civile russe n’ont finalement pas été assez dédommagés.

-          Igor, fils de chien, je te croyais mort et enterré. S’exclama Vlad.

-          Il faut croire que Steve n’a pas eu la main assez lourde » grommela John comme pour lui-même.

Le notaire fit un signe discret au type en marcel et en short qui approcha une chaise pour compléter le premier rang. Ils étaient désormais 6 héritiers potentiels.

« Bien, continua-t-il imperturbable. Nous changeons donc finalement de cas de figure et je vais donc vous lire la partie du testament de Mr Nikolaï Sarkosky devant être lue en présence de ses deux enfants, Selena et Igor. » Il décacheta une nouvelle enveloppe, et s’éclaircit la voix :

« Au cas où mes deux enfants seraient encore en vie 50 ans après ma mort, je souhaite que mon argent soit intégralement reversé à une association à but humanitaire œuvrant en Afrique de l’ouest, tirée au hasard parmi les associations officiellement répertoriées en France ».

Le notaire souriait. Il était probablement le seul dans la pièce à apprécier en cet instant le côté éminemment farfelu de Nikolaï Sarkosky…

 

Quelques mois plus tard sur le plateau d’une émission de télé locale.

« Mon cher Basile, cet entretien arrive donc à son terme. Une dernière question à propos de l’avenir. Rappelons à nos téléspectateurs que votre association Kokoro For Ever, dont vous nous parlez depuis 35 mn maintenant, a reçu récemment plusieurs millions de dollars d’un mystérieux donateur resté anonyme. Une question nous brûle donc les lèvres : Qu’allez-vous faire de tout cet argent ? Vous avez un projet ?

-          Heu, je ne sais pas encore, bredouilla l’invité ». Il prit son temps pour formuler les 4 mots qui allaient clore à tout jamais cette histoire : « Peut-être le miel. »






3 commentaires mardi 22 septembre 2020

Jeudi 19 mars 2020, 10h00, le jour des élections primaires de Californie, et veille de l’ouverture du salon du livre de Paris

« Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier. »

Pendant des nuits entières, cette phrase avait hanté ses nuits d’insomnie. Mais désormais, tout collait. L’histoire du père réapparu mystérieusement, le rôle ambigu de Paul dans cette sombre affaire, le tatouage énigmatique de Sally, Oleg…et cette saxo verte ...

Toutes ces informations, pistes et contre-pistes n’avaient pas été faciles à articuler. Mais à présent, il connaissait le fin mot de cette histoire et c’était incroyablement hallu... attendez la suite... cinant ! Hallucinant ! Comme tout cela s’assemblait sans heurt !

L’astuce consistait bien évidemment à provoquer ce rapprochement improbable entre Moustache et Bobby, la pièce centrale de l’intrigue.

Il ne restait plus à Jerèm aka Samuraï qu’à huiler consciencieusement les mécanismes de sa Machine à écrire Underwood n°5 et à se mettre à l’ouvrage. Le soleil de ce matin de mars crépitait en bas des rideaux. Il se mit à la fenêtre pour contempler les passants en contrebas. Il se surpris à accompagner K. Maro qui donnait de la voix à travers le poste de radio : « J'ai le mal qui fuit, tu donnes un son à ma vie, Et puis j'sais pas qu'est-ce qui s'passe, T'as ce regard dans la face…»

Dans quelques instants, ce moment de calme serait derrière lui, il le savait : la frénésie de l’écriture lui permettrait de sceller une fois pour toute le sort de Steve. Le Goncourt l’attendait, impatiemment et sans aucun doute.

Dans quelques instants, ses doigts pianoteraient avec brio sur sa machine et l’histoire100noms dévoilerait son dénouement orgasmique.

Dans quelques instants, il inscrirait le mot F.I.N, en bas de la dernière page, et en lettre de feu.

Sans un bruit et presque sans douleur, la balle pénétra dans le gras de son cou et un flot de sang pissa sur ses mains. Il chercha en vain sur les toits en face l’ombre du sniper. Il eut une dernière pensée pour le ténébreux secret de la famille Keller que ne connaîtraient jamais ses lectrices. Il s’écroula sur le sol, comme une pauvre merde.



Jeudi 19 mars 2020, 11h24, le jour des élections primaires de Californie, et veille de l’ouverture du salon du livre de Paris

« Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier. »

Deux minutes quinze plus tard, Steeve avait envie de pleurer. Il avait vécu des moments tristes au cours de sa vie. Il avait connu des jours tristes, des semaines tristes de temps en temps et probablement un mois triste. Mais cette fois-là, c’était bien pire. Il ne s’était jamais senti aussi triste de toute sa vie. Il se tenait là, derrière le bureau surélevé de Maître CHEVAL, face aux rangées de chaises. La puanteur qui régnait ne lui était pas complétement inconnue. Steve avait senti cette odeur, jadis. Cinq ans auparavant, très précisément. Elle faisait remonter à la surface de sa mémoire des souvenirs répugnants, car c’était tout simplement l’odeur de la mort, de la destruction et de la trahison, enveloppée d’une brume de poudre noire.

Baz s’arrêta au milieu de la page 18 de l’édition du livre poche « Le livre sans nom », traduit de l’anglais par Diniz Galhos écrit par un anonyme. Pas mal se dit-il, ça fera l’affaire… Depuis le début de l’écriture de cette histoire100noms, Baz trompait son entourage ! Il travaillait comme gardien de jour à la grande bibliothèque nationale François Mitterrand et il avait pris l’habitude de piocher des bouquins dans les rayons des livres au gré de ses rondes de surveillance. Et à chaque fois que c’était à son tour d’écrire, il recopiait au hasard en changeant quelques noms pour donner une consistance à l’histoire. Pour l’instant ça marchait du tonnerre !!!

Il reprit sa lecture à voix haute, sa montre connectée enregistrant et transcrivant directement le texte sur l’ordinateur familial resté à la maison. Les chaises n’étaient plus recouvertes de coussins lilas mais de sang. Elles n’étaient plus rangées soigneusement, mais sans dessus dessous. Et pire que tout, leurs occupants, n’avaient pas l’air morne, ils avaient l’air morts. Tous sans exception. En levant les yeux, à plus de quinze mètres au-dessus de sa tête, Steve pouvait même voir du sang couler du plafond.

Des siècles auparavant, sur le marbre de la voute parfaite, avaient été peintes des scènes mystiques où l’on voyait des anges très saints danser avec des enfants, heureux et souriants. A présent, chaque ange et chaque enfant étaient souillés du sang de…

« Rayer les deux dernières phrases » ordonna Baz à haute voix. A l’écran du mac, chez lui, ces deux phrases furent rayées instantanément. « Ça n’a aucun rapport…se dit-il Voyons, comment puis-je continuer… ? »

Il sortit le petit flacon de savon antiseptique qui ne le quittait jamais, s’en tartina voluptueusement l’index. Satisfait, il put s’humecter le doigt par un tout petit coup de langue et tourna trois pages. Il reprit sa dictée : Une trentaine de cadavres gisaient affalés, sur les chaises. Une autre trentaine se trouvait hors de vue, sous les chaises ou entre les rangées. Seul un homme avait survécu au massacre, Steve lui-même. Son père lui avait tiré à bout portant dans le ventre, à l’aide d’un fusil à double canon. La douleur était atroce et la blessure saignait encore un peu, mais elle cicatriserait….

Baz transpirait d’excitation. « ça déglingue » se dit il ! Je vais m’arrêter là, ça fait une fin mystique* !

*Le lecteur notera que Baz n’est pas aussi costaud que Sallustius pour les sorties dramatiques.



Jeudi 19 mars 2020, 15h09, le jour des élections primaires de Californie, et veille de l’ouverture du salon du livre de Paris

« Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier. »

Putain de merde se dit Vincent. Qu’est-ce que ce con d’Igor Ilitch vient faire dans cette histoire ? Comment voulez-vous qu’on écrive une histoire qui tient la route ! A moins que…

Depuis quelques semaines, l’histoire100noms avait refait surface. Lors d’une soirée parisienne dans une cave digne du Chicago de la prohibition, quatre des écrivains de la saga Keller s’étaient retrouvés et avaient déterré le manuscrit oublié. C’était une bonne nouvelle pour les fans de la première heure dont plusieurs c’était déjà suicidé de désespoir en attendant le nouvel opus. Bon ok, c’était pas une bonne nouvelle pour les suicidés, mais au moins un réconfort pour leurs proches… Le lendemain de la fête, en voyant s’afficher le numéro de son pote sur son portable, Vincent avait tout de suite essayé de refouler sa frustration. A chaque fois qu’il croisait Emeric, il espérait que celui-ci lui annoncerait la reprise de l’écriture, en vain. Mais cette fois au bout du fil, Ricky balança « Vincent, tu te souviens par hasard de l’histoire qu’on avait commencé il y a quelques années ? » A ces mots la poitrine de Vincent manqua d’exploser ! C’était le retour de la gloire ! Il avait signé tout de suite pour reprendre la plume!

Mais très vitre le stress de ne pas être à la hauteur des écrits de l’époque vint le tourmenter. Et surtout… Qu’est-ce que ce con d’Igor Ilitch vient faire dans cette histoire ?

A moins que…

Oui, la solution était avec Martial et sa fameuse punchline sur Kietzsche.

Oui, Vincent était secrètement amoureux d’un certain Martial qu’il avait intégré en guest star dans le chapitre 10 de l’histoire100noms. Ce Martial était un jeune camarade de classe qu’il avait rencontré dans la vraie vie au lycée Paul Poiret et qui l’avait ébloui avec son esprit vif et son physique de rêve : un athlète, aux cheveux courts et avec une énorme queue de cheval. Il n’avait jamais osé l’aborder.

Oui, Martial pourrait apparaitre dans le dernier chapitre et sauver tout le monde !

Vincent alluma son ordi, ouvrit le seul fichier de son ordinateur h100n.docx et se mit à écrire :

C’est alors que Martial entra lui aussi dans le bureau de M. Cheval. L’assistance fut éblouit pas sa beauté. Martial dit alors de sa voix suave : Je sais pas qui c’est ce Kietzsche, mais moi…

Vincent ne manqua pas d’inscrire ensuite le mot F.I.N en lettre de feu. Il prit son téléphone et changea la carte sim. Il appela alors le seul numéro de cette carte, un numéro qu’il n’avait jamais osé composer… Une voix suave venue des années lycée décrocha.



Lundi 19 mars 2068, 15h14, 38 ans après le jour des élections primaires de Californie, et veille de l’ouverture du salon du livre de Paris

« Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier. »

Le vieil homme bava dans sa soupe aux poireaux.

L’aide-soignante essuya le coin de sa bouche. Il suait comme un porc… comme d’habitude. Et le liquide aigre de sa sueur dégoulinait le long de son corps obèse, sous son T Shirt maculé de graisse en irritant les zones de repli de ses bourrelets boudinés.

Il ne réagit même pas, si ce n’est en dégorgeant un grognement animal. C’était un réflexe plutôt qu’une réaction volontaire.

« Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier. »

Combien de fois cette phrase avait tourné en boucle dans sa tête ? Après la soirée dans la cave, il avait d’abord été exalté par l’ampleur du défi. Il allait écrire le dénouement de cette histoire ! Mais très vite il avait dû se résoudre à l’inévitable. Il était parfaitement incapable de trouver une fin digne de ce nom. Il y avait trop de pistes à recouper, trop d’indices à faire converger…Et ces saloperies d’incohérences ! Comment ce vieux chenapan de Baz avait pu écrire dans le chapitre 9 « Depuis hier soir et les quelques litres de bières à peine épongés par un "grec frites sauce blanche avec oignons" plus que douteux, Steve avait le ventre vide » alors que Vincent avait clairement stipulé que la veille, Steve avait bu du « vin passé 20 heures », et cela dès le chapitre 3 !!! En se permettant cette transgression, c’est comme si Baz avait déféqué sur Vincent.

Très vite, il dut se rendre à l’évidence, il n’était pas à la hauteur pour reprendre l’écriture

Ce fut le début d’une longue déchéance. Il est parfaitement amoral de décrire ce lui arriva alors. … Mais je vais le faire … C’est vraiment moche de le dire, ça retourne le couteau dans la plaie mais le public doit savoir la vérité.

Le jour où Marie sa femme comprit qu’il était incapable d’écrire, elle ne put le supporter. Lui l’homme, le vendéen fier, l’athlète de haut niveau se chiait mou dessus. Elle voulut partir mais ça n’était pas assez, alors elle resta pour l’humilier. Très vite ses enfants le déshéritèrent. A chaque fois qu’ils le croisaient, ils lui donnaient des petites claques. Il y eu un procès pour papa battu mais le juge donna raison aux enfants, et alourdit la peine, il devait désormais se balader en ville nu, trainé en laisse.

C’est à cette époque que le président Macron fut démis de ses fonctions. Tout le monde se souvient du scandale du nucléaire de 2020. L’opinion publique ne pouvait pas comprendre, avec raison, qu’on avait laissé cet homme sans fierté à un poste clé dans la recherche du nucléaire…

« Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier. »

Pendant ces années, il ne se rendait compte de rien. Seules les dernières phrases du chapitre 28 de l’histoire de Steve martelaient sa tête. Il devenait fou !

« Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier. »

Mais en ce jour de mars 2068, un événement survint dans sa pauvre vie.

- M. MARTIN (ses parents avaient obtenu que l’on change son nom de famille), une visite pour vous ! annonça l’aide-soignante

- Gné fit le son grognassant qui sortait de sa bouche

- Emeric ! lança une voix qu’il reconnut immédiatement. C’était Antoine. Il avait à peine changé si ce n’est quelques rares mèches poivre et sel.

- Gné !

Antoine n’était pas venu pour discuter, il alla droit au but

- Emeric, il y a 48 ans tu nous as trahis en ne publiant rien.

- Gné !

- Emeric, tous les autres sont morts, maintenant! Il ne reste que nous deux

- …

- Emeric, j’ai besoin de te parler ! Je vais te raconter la fin de l’histoire

Une larme ensanglantée perla de l’œil du vieil obèse.

- Oui Emeric, nous avons tous écrit une fin, mais ça ne collait pas. A chaque fois il y avait des incohérences… nous avons menti. Mais j’ai enfin trouvé la fin de l’histoire et je vais te la raconter !

Antoine sortit de sa poche le cigare qu’il avait depuis 48 ans, en attendant ce moment. Il se pencha à l’oreille de son vieil ami sénile et chuchota la terrible fin de l’histoire

« Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier. Et alors, il lui dit : la réponse est 42 !… »



Jeudi 19 mars 2020, 17h27, le jour des élections primaires de Californie, et veille de l’ouverture du salon du livre de Paris

« Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier. »

Il avait bien réfléchi au problème 5 minutes mais l’idée ne venait pas. « Bon de toute manière c’est trop tard pour écrire la fin… En même temps, il y a plus important que d’écrire un roman puéril. » se dit-il, choppant habilement son gilet jaune. « Je vais être en retard à la manif pour casser du poulet. »

Quelques années plus tôt, Ernesto avait débarqué de Cuba ; il avait échoué sur les quais de la gare de Massy Palaiseau. Communiste convaincu, il avait le manifeste du parti tatoué dans ses gènes. Ernesto avait pour objectif de déstabiliser l’état français pour faire exister ses convictions. Il s’était d’abord fait passer pour un jeune étudiant prometteur. C’est à cette époque que malgré lui, il s’était laissé embarquer par son entourage dans l’aventure histoire100noms. Il fallait avouer que ces écrivains en herbes avaient du talent. Il avait failli lâcher le Parti pour embrasser une carrière d’écrivain. Mais l’histoire100noms avait fait une pause. Déçu, il avait décidé de migrer. Il avait alors infiltré l’industrie pharmaceutique suisse. En réalité, il était chef d’une cellule dormante rouge du Chablais.

Alors quand cette histoire100noms avait refait surface, il s’était juré de ne pas s’y faire reprendre.

Alors à 17h28, il mit son gilet jaune et se barra pour aller casser du poulet.



Jeudi 19 mars 2020, 10h04, le jour des élections primaires de Californie, et veille de l’ouverture du salon du livre de Paris

« Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier. »

Il avait passé la nuit embusqué sur le toit d’un immeuble. La lumière de l’appartement d’en face s’était allumée depuis près d’une heure mais rien n’avait encore bougé. Il repensa à Steve et son histoire. Il avait espéré pendant des années que c’était du passé. Il avait tout fait même pour enterrer ce blog. C’était à son tour d’écrire et il avait fait le mort…

Sa débile de bonne femme avait cru bon d’organiser son anniversaire quelques mois auparavant. Par conséquent quatre des anciens co-auteurs de l’histoire100noms s’étaient retrouvés pour le fêter. Ils avaient relancé la dynamique du blog. Et sa vie serait à nouveau un cauchemar. Sa femme l’avait bien payé, il est vrai. Elle attendait depuis la veille en bas de l’appartement familiale,… dans plusieurs sacs poubelles.

Il eut un tout léger pincement au cœur pour ses enfants.

Maintenant c’était à l’autre fils de yack avec sa tête de têtard de payer. Comment avait-il pu dans le chapitre 5 de l’histoire100noms se moquer à ce point de lui. « Celui qui l’avait questionné, l’inspecteur chargé de l’enquête sans doute, avait plus le physique d’un gros charcutier que d’un fin limier : gros taille moyenne, un visage rougeaud que le propriétaire avait cru utile d’orner d’une courte moustache noire tombant sur des lèvres épaisses… » En faisant la description exacte de son physique, Jerem aka Samurai l’avait humilié. Et il comprenait bien qu’à travers le personnage de Moustache, tous les autres se moquaient systématiquement de lui.

En face, la tête de Jérèm apparu à la fenêtre.

Il ajusta la lunette de son Zastava M76 yougoslave et sans une hésitation, tira.

Yo venait d’écrire en lettre de SANG le mot F. I.N à l’histoire100noms.



FIN

16 commentaires dimanche 27 avril 2008

Paris, 26mai, rue Daguerre, 20H45

Vladimir décacheta l’enveloppe et lu les quelques mots qui avaient été griffonnés rapidement sur un vieux papier imprimé. « Désolé ! Je ne sais pas si je peux vous faire confiance ! SK».
« дерьмо ! раса ее бабушки*» marmonna Vladimir en regardant aux alentours ».
Il froissa nerveusement l’enveloppe et la jeta dans le caniveau de la rue Daguerre.
« Bon venez maintenant vous deux ! on a assez cherché Steve partout, et visiblement, on ne le retrouvera pas » lança t-il à Paul et Suellen Keller qui le suivaient. « Et il est presque l’heure ! »

Portant toujours le sac qu’il était allé chercher chez Steve, Paul peinait à suivre le rythme de Vladimir. Sally quant à elle, marchait dans les pas du russe qui les conduisit vers l’église d’Alésia. Il tourna sans hésiter dans l’impasse du Rouet et s’arrêta brusquement devant le n°7. Une plaque en laiton indiquait « CHEVAL & Associés, Notaires & Avocats ». « On va attendre 5 minutes, on est en avance ! » dit Vladimir en sortant trois cigares. « Oh, Thank you, I like that » répondit Sue avec un accent britannique surjoué et en sortant son Zippo. Paul refusa froidement le cigare. Il sortit sa flasque de gin qu’il ne quittait jamais et en descendit une bonne rasade.

Il s’apprêtait à sortir de son mutisme afin de demander un peu plus d’explications à Vladimir, quand deux silhouettes descendirent d’une décapotable qui venait de se garer au coin de la rue. L’une d’elle semblait avoir du mal à marcher et était soutenue par la plus grande. « Ca y est, Sergueï arrive » dit Vladimir. Levant sa montre au niveau de sa bouche, il prononça dans le petit émetteur « C’est bon Sergueï, on passe en mode visuel ». Il se tourna vers Paul : « Je crois que tu le connais non ? »

Paul ne pu répondre! Ce n’était pas Sergueï, le beau russe auprès duquel il avait passé la nuit qui l’interloquait mais plutôt la frêle jeune femme qui l’accompagnait : Sally, la sœur de Steve, la fille de Vladimir et de Suellen. Sally, la morte de ce matin. Il se retourna vers Sue et dit simplement. « C’est elle ! »

Sue comprit tout de suite qui arrivait et se mit à courir en direction de la jeune femme, qui paraissait elle aussi très émue. Leurs retrouvailles furent très intenses. Elles furent aussi très brèves : Vladimir ordonna de sa voix rauque «On y va ! » Sergueï, après un petit clin d’œil à Paul poussa les deux femmes vers le porche et composa le digicode. Tout le monde pénétra dans le bâtiment.


La pièce était spacieuse et l’éclairage intense contrastait avec l’obscurité de l’étroit couloir qu’ils venaient de quitter. Au fond, sur une petite estrade, onze hommes en costards noirs identiques et un mec en marcel et en short, leur faisaient face, derrière une très longue table de style Louis XV. Douze paires de lunettes noires s’étaient tournées vers l’entrée et des murmures s’échangèrent.

« Vous êtes à l’heure, M. Dzhamolidine » dit un des hommes en costume à Vladimir, « Prenez places ». Il montra 5 sièges vides, en contrebas de l’estrade. « Pas vous » ordonna-t-il à Paul qui faisait mine de s’assoir. « Posez seulement le sac sur la table ! »
Paul obtempéra sans broncher et s’en alla tout penaud dans un coin de la pièce où Sergueï s’était déjà réfugié.
Vladimir, plaça avec assurance Suellen sur la chaise du milieu et Sally sur celle de gauche. Il s’assit entre les deux femmes. L’homme continua en se tournant vers Suellen. « Je suis M. Bernard Cheval, notaire. Nous attendons M. Keller pour démarrer la lecture du testament

Quelques instants plus tard, on frappait à la porte et John Keller entrait dans la pièce avec un homme que Paul reconnu être Moustache, le sale flic dont Steve avait parlé au Sambabar. « Le camp des méchants, ça c’est sur » pensa t-il.

« Bonjour M. Keller » salua M. Cheval, le seul des douze hommes qui semblait savoir parler. « Installez-vous ! ». John se plaça alors à droite de sa femme Suellen et dit en souriant « Notre fils Steve n’est pas encore là, mais il ne devrait pas tarder. »
Moustache se dirigea vers le coin où étaient collés l’un contre l’autre Paul et Sergueï. Le premier lui décocha alors un uppercut bien placé qui l’envoya au tapis. « De la part de Steve ». Moustache grogna quelque chose d’inaudible en se relevant et en préparant son gros point mais John lui dit. « Ca suffit lourdaud ! Va te cacher de l’autre côté et qu’on ne t’entende pas ». Le calme revint et seul le petit sourire amusé de M. Cheval montrait qu’il venait de se passer un sacré petit tabassage dans les règles de l’art.

Le notaire sortit alors de sa mallette un grand classeur et déclara très solennellement :
- « Nous pouvons démarrer la lecture du testament. Tout d’abord, Mme Keller, sachez qu’une analyse ADN a déjà prouvé que Mlle Sally Viora était la fille de Vladimir Dzhamolidine ici présent. Acceptez-vous de faire ultérieurement une analyse permettant d’établir qu’elle est votre fille naturelle ?
-
« Non, volontiers… je veux dire oui bien sur… » balbutia Suellen.
M. Cheval continua : « M. et Mme Keller, en attendant son arrivée, vous représenterez les intérêts de votre fils adoptif Steve Keller. Mlle Sally Viora, vous pouvez vous représenter vous-même, bien que vos deux parents soient présents. »




Paris, 26 mai, rue Daguerre, 20H42


Steve courrait à perdre souffle afin de se soustraire à la vue de ce Vladimir. Il avait un peu honte d’avoir abandonné sa mère dans les mains de cet inconnu, mais il ne pourrait que mieux l’aider si lui-même n’avait pas les mains liées. Mais que faire ? Il ne devait pas s’éloigner d’Alésia, ça il en était sur. Il pourrait ainsi jeter un coup d’œil sur Vladimir ou Moustache, surveiller sa mère et son ami (?) Paul. Et surtout, c’est là qu’il avait vu la fille de ce matin, sa soeur.
Il continua à déambuler dans les rues en évitant avec soin d’entrer dans le champ de vision de Moustache, de Vladimir et de Paul, tout en cherchant à faire un signe à sa mère. Mais le grand russe gesticulait dans tous les sens et le cherchait sans fatigue. Leur petit jeu dura une bonne vingtaine de minutes.

La tension redescendait et Steve faillit bien se laisser surprendre alors que Vladimir venait de faire demi-tour après un angle de rue et avançait dans sa direction. Steve essaya d’ouvrir les portières des voitures. La troisième, une Peugeot 403 noire était ouverte ; il s’y engouffra. Affalé sur le siège il regarda passer Vladimir, toujours suivi de Paul et de sa mère.
Ayant regardé trop de films, il fouilla dans le vide poche, s’attendant à trouver un flingue. C’était un sacré fouillis : il y avait des papiers de bonbecs, des mouchoirs sales, des tickets de caisse, un marqueur noir, une vielle contravention et le courrier de la journée… mais pas d’arme.
Steve continua son inspection de la voiture. Les clefs étaient sur le contact. « Bizarre quand même ! ». Il se retourna et…

Il sursauta sur son siège. Un jeune garçon bouclé le regardait apeuré, assis sur la banquette arrière. Merde, ça expliquait pourquoi la voiture était ouverte, les parents n’étaient surement pas loin. « T’inquiète pas, je ne veux pas te faire de mal. Je ne peux pas sortir pour l’instant mais… tu vas m’aider… et je te laisserai partir »
Steve pris alors la contravention et écrivit rapidement quelques mots dessus. Il la mit dans une enveloppe du courrier du vide poche et la ferma comme il pu.
« Bon tu vas filler cette enveloppe au monsieur en bleu là-bas » dit il en montrant Vladimir qui s’était arrêté une centaine de mètre plus loin « Ensuite tu rejoins tes parents. Quand tu reviendras, je ne serai plus là. »
Le garçon qui n’avait toujours rien dit prit l’enveloppe sortit de la voiture et s’éloigna.

Deux minutes plus tard, Steve mit le véhicule en marche avec une petite pensée pour le jeune garçon et suivit à distance les trois personnages qui bougeaient vers Alesia. Il se gara à l’entrée de l’impasse du Rouet, alors que ceux-ci fumaient le cigare devant une porte cochère. Il connaissait l’endroit pour y avoir passé une soirée chez le pote d’un colloque d’une amie. « C’est l’avantage d’avoir fait des fête un peu partout dans Paris ! » pensa t-il. Evidemment, il observait les cigares avec envie et se dit que quand cette histoire serait finie, il irait s’en fumer avec un pote qui les avait gratos par son patron.

Steve manqua de s’étouffer quand il vit la morte de ce matin, sa sœur donc, arriver avec un homme. Il fut témoin des rapides retrouvailles de la mère et de la fille avant que l’homme ne les pousse très rapidement à l’intérieur de l’immeuble.
Steve hésitait. « Se rejeter dans la gueule du loup ? Se barrer ? ». Il décida de patienter 5 minutes. L’Eglise d’Alésia sonna rappelant à Steve que c’était l’heure du Rendez-vous soit disant donné par son père.
John justement descendit avec Moustache d’une voiture qui repartait en trombe. Ils s’engouffrèrent rapidement dans l’immeuble.
« Merde, c’est quoi ce bordel. Tout le monde est là. Bon, j’y vais !» se dit Steve. « Il faut que je sache ! »
Devant la porte cochère, il fut surpris de se rappeler du code d’entrée alors qu’il n’était venu qu’une fois il y a plusieurs années. « C’est vrai que j’étais bien bourré, ça entretient la mémoire » se dit-il en entrant dans un couloir sombre et très étroit qui s’avançait profondément dans le bâtiment.

Derrière une porte, une voix forte s’élevait. Il alla coller son oreille à la serrure. La voix reprit : « Conformément à la volonté de Nicolaï Sarkösky que nous représentons, son testament doit être lu 50 années après la naissance de sa fille ainée Selena Sarkösky, épouse Keller, en présence et de celle-ci, de son petit frère et de leur descendance. Toutefois, vue l’urgence de la situation, nous n’attendrons pas les personnes absentes ».

« C’est aujourd’hui les 50 ans de maman » se rappela Steve. « Et elle s’appelait Sarkösky, donc son petit frère c’est… »
Au fond du couloir le bruit de la porte l’interrompit dans ses pensées. Un vieil homme boitant, portant un chapeau mou passa le seuil. Steve reconnu la personne qui l’accompagnait. Celui qu’il aimait tant, qu’il avait essayé d’oublier, et qu’il a revu sur la photo de ce matin. Cet homme que lui, Steve Keller, pas spécialement pacifiste mais pas non plus adepte de la violence avait un jour tabassé et laissé pour mort sans qu’il ne s’en rappelle la raison, à cause de ces foutues pertes de mémoires. Steve ressentit à la fois de la honte, du plaisir et de la peur à l’idée de revoir Igor Ilitch Sarkösky. Le père qu’il avait fini par retrouver pour un court instant alors qu’il recherchait ses parents, puis qu’il avait décidé d’oublier.


*Merde ! La race de sa grand-mère

3 commentaires samedi 19 avril 2008


Sans doute pour éviter d'attirer des regards inutiles d'autres convives, le grand Russe reprit son pistolet, qu'il logea dans un petit étui en cuir le long de sa ceinture. Même sans parler, sa seule présence en imposait: ses trois interlocuteurs, figés, semblaient attendre le moment où il déciderait de parler ou d'agir. Avec l'attitude d'un homme qui maîtrise son propre destin, Vladimir s'installa confortablement sur la banquette sur laquelle Steve était lui-même assis: il faisait désormais face à la mère de sa fille, qu'il n'avait pas revu depuis plus de vingt ans. L'espace d'un instant, quelqu'un d'averti aurait pu déceler une pointe de tendresse dans les yeux de Vladimir, mais celui-ci ne sembla pas vouloir laisser de place plus longtemps à une quelconque émotion. Il commença ses explications en se tournant vers son voisin:
-"Mon garçon, tu ne sais pas qui je suis mais une chose est certaine: je sais beaucoup plus de choses sur ton compte que tu ne pourrais le penser. Le principal lien qui nous unit est que j'ai servi sous les ordres de ton père adoptif, John Keller...Ce même John Keller qui, ce soir, vous a convoqué toi et Suelen à 21h à l'église St Pierre d'Alésia à deux pas d'ici. Je sais cela de source sûre."
Steve et Suelen se regardèrent subrepticement : ainsi donc, le mystérieux message venait de John…et ne semblait rien augurer de bon, s’ils en croyaient l’air grave du Russe. Aucun des deux ne pouvaient se douter que Sally avait aussi reçu cette instruction. De son côté, Paul semblait s’être effacé et se contentait d’observer ses compagnons.
-"Les merguez-frites ?... ", demanda le serveur d’une vois affable. Gêné, Paul leva la main mais il n’avait plus aucune envie de se remplir la panse suite à l’arrivée de Vladimir. Ce dernier, ignorant l’interruption du larbin en chemise blanche, reprit d’ailleurs la parole : "Il faut que vous me fassiez confiance à partir de maintenant. Vous connaissez sans doute mes activités mais en l’occurrence elles m’ont permis de vous retrouvez tous et d’anticiper ce qui va probablement se passer ce soir. John ne vous a pas fait venir pour faire une partie de poker en fumant des cigares : il a tenté de tuer Sally…., Простите извините…, et ce rat va continuer ! " La rage se lisait dans les yeux du Russe, et la cicatrice qui barrait sa bouche le rendait encore plus menaçant. "Vous êtes en danger si vous restez seuls dans le coin. Je suis venu ici pour m'occuper de cette affaire, mais vous devez m'écouter et partir. Comme on dit chez nous, Волков бояться в лес не ходить - Qui a peur du loup ne va pas dans la forêt! Mais toi Steve, tu dois venir avec moi." Sans chercher à contester, ce dernier acquiesça doucement, comme si l'ordre de Vladimir lui était naturel.

Le colosse blond se leva: de la poche intérieure de son costume il sortit un billet de 100 euros qu'il jeta négligeamment sur la table, réglant ainsi largement le repas. D'un signe de tête il engagea tout le monde à sortir. Dehors, l'air était tiède et agréable, la nuit commençait à tomber; le grand Russe marcha quelques temps sur le trottoir, la petite troupe à sa suite puis s'arrêta: "Ne traînez pas ici. Steve m'accompagne...l'heure approche..." N'obtenant pas de réponse, il se retourna: seuls Paul et Suelen l'entouraient. Il était 20h21.


Rarement dans sa vie Steve s'était senti aussi sûre d'une décision: ce piège à con puait la merde, et il avait été à deux doigts de s'y jeter tête baissée. Il y a quelques minutes de cela, en sortant du Zeyer, il avait reconnu le poulet au physique de charcutier qui avait tenté de l'enlever le matin même...impossible de se tromper sur cette face rougeaude qui semblait faire le guet près d'une camionnette. Ce gros lard ne l'avait pas vu, mais cela lui avait suffit: il fallait qu'il la joue solo à présent, il le sentait! Trop de coïncidences apparaissaient: Vladimir, John, les caractères russes...et puis cette vison de Sally quelques temps plus tôt dans cette décapotable noire! Il était persuadé qu'elle ne pouvait être loin, mais il lui fallait désormais jouer serré pour la retrouver sans se foutre dans un nouveau pétrin. Il continua à marcher tout en réfléchissant à la marche à suivre puis s'arrêta: Paul...il semblait tellement au courant de plusieurs choses...De plus en plus de doutes le tiraillaient à son sujet, et pour la 1ère fois de sa vie Steve n'avait plus autant confiance en son pote de toujours. Son cerveau fonctionnait à tout allure et un nouveau flash le saisit: ses parents...ses vrais parents...là était la clé de cet imbroglio infernal! Son père adoptif était lié à leur disparition, c'était une certitude désormais...Pourquoi avait-il tant de mal à se rappeler de certaines choses passées? Qui était-il lui?! Et pourquoi avait-il la nette sensation de connaître Vladimir??


Il était exactement 20h44 lorsque l'homme en costume de velours bleu fut accosté par un gamin d'une dizaine d'années. Le gosse avait dans les mains une enveloppe qu'il tendit à son interlocuteur. Il disparut sans dire un mot.


A quelques centaines de mètres de là, une Peugeot noire était garée. A l'intérieur, l'unique personne présente ne bougeait pas. Les chiffres bleus de l'horloge indiquaient 20h45.

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